Au creux des vallons du Gers

Au creux des vallons du Gers

Denis Roche, les temps du photographe.

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À tous mes amis photographes qui ne veulent pas montrer leurs clichés prétendant ne pas être des artistes. Mais c'est quoi un artiste? Qui peut prétendre être un artiste? Moi je réponds nous sommes des capteurs d'instants qui plaisent à notre oeil. Tout autre commentaire de pseudo artistes sont outranciés. Lisez ce que disait Denis Roche ( Denis Roche, né à Paris le 21 novembre 1937 et mort dans la même ville le 2 septembre 2015, est un écrivain, poète et photographe français).

« La beauté est une flèche lente »

Nietzche (cité par D. Roche)
 

La photo évoque un temps perdu, quelque chose qui peut être relié à la perte, à l’absence... A-t-elle rapport à la nostalgie ?


Avant tout, la photo est un art. Les premiers photographes, dès 1850, sont conscients qu’ils ont à leur portée un instrument de création nouveau. Et tout de suite il y a des grands artistes parmi les premiers photographes. La nostalgie arrive plus tard dans le circuit, avec la question de la mémoire… Quand on regarde des vieilles photos de famille, des photos d’endroits où l’on a vécu autrefois et qui ont disparu. Mais la nostalgie est un accessoire dans l’histoire de la photo. La nostalgie, c’est le fait de celui qui regarde les photos, pas de celui qui les prend.


Un de vos livres a pour titre Le boîtier de mélancolie, c’est une somme d’écrits à partir de photos faites par d’autres photographes.


Boîtier parce qu’en faisant ce livre, j’étais obsédé par le fait que « ça » entre dans l’appareil photo, qui est une espèce d’aspirateur pour toutes sortes de choses… Boîtier donnait l’idée de la boîte enregistreuse… Je ne sais plus pourquoi j’ai mis mélancolie, probablement parce que je mettais quelques photos dedans qui me touchaient plus ou moins et pas forcément des photos de famille… Mais la mélancolie n’est pas la nostalgie. Quand on pratique la photo, surtout en noir et blanc, surtout le portrait de l’être aimé, on s’expose au « retour de mélancolie », au sens clinique du terme. Cet état neurasthénique qui engendre de la rêverie… Quand on fait une photo, on arrête quelque chose de façon très abrupte. Il y a quelque danger à la pratiquer…


J’ai choisi tous les photographes qui figurent dans ce livre, une seule photo pour chacun. Et je ne voulais pas être obligé de mettre pour chaque photographe célèbre, sa photo la plus connue. Il y a des anonymes, des photographes extraordinairement secondaires, mais qui ont fait une photo sur laquelle j’avais quelque chose à dire. C’était cela le tri essentiel : avoir quelque chose à dire. J’ai profité de mon expérience pour essayer d’imaginer l’état d’esprit dans lequel était le photographe au moment où il essayait de faire sa photo : me mettre un peu à sa place, reculer avec lui, cadrer avec lui, hésiter, etc., c’était assez excitant même quand la photo était anonyme. Qu’est-ce qui a bien pu le pousser à faire cette photo ? Souvent, il n’y a pas de réponse…


Il n’y a rien de plus silencieux qu’une photo, il n’y a aucun autre art qui puisse être aussi silencieux que cela. En voulant arrêter le temps, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, la photo émet du silence.


Dans le cas d’une sculpture abstraite, monumentale, on peut tourner autour, et cela change complètement… Entre un tableau et celui qui le regarde, il se passe quelque chose… Mais une photo c’est tellement lisse, tellement instantané…

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Vous écrivez, à propos de la photo, qu’il y est souvent question du temps, de l’éphémère, de l’éternité, du perpétuel… Vous dites que le temps commence et s’arrête au moment où il y a le « déclic »…


La photographie permet d’explorer les figures du temps. Le temps photographique est une chose compliquée, d’ailleurs personne n’utilise cette expression. Moi-même j’ai parlé d’ « acte photographique ». Car souvent ceux qui parlent de la photo, parlent du résultat, de l’effet esthétique éventuel de la photo, encadrée sur le mur d’un musée. Il n’y a pas de réflexion sur le moment où la photo se fait.


Que dire sur le temps photographique ? Le terme regroupe un ensemble de choses très distinctes. Il y a le temps de pose évidemment, mais ça n’est pas très significatif. Quelle différence peut-on faire entre une photo faite au soixantième de seconde et une autre faite au cinq centième de seconde… C’est purement de la technique… Pour le spectateur qui regarde une photo dans un musée, le temps n’existe pas vraiment, il est mou, il n’a pas de sens. Sauf s’il peut repérer qu’il s’agit d’une photo ancienne, faite il y a cent ans… Mais cela n’a aucun rapport avec l’acte photographique.


Un troisième élément est pour moi plus important, et le spectateur ne peut en avoir conscience. C’est ce temps que j’ai appelé « la montée des circonstances ». Juste avant et au moment où le photographe va faire sa photo. Que se passe-t-il pendant ce temps plus ou moins long qu’interrompt le déclic ? Le photographe tourne avec son appareil, il a l’impression que quelque chose va se produire ou peut-être pas… et puis la photo est prise… C’est brutal, cela vient trancher de façon nette, une découpe carrée ou rectangulaire dans ce que l’on voit. S’il y a une intervention très forte de l’inconscient, c’est à ce moment-là…


Mais pour le spectateur de l’image, ce temps n’existe pas, la photo est muette, opaque. Quand les gens regardent un tableau, ils ont une perception du temps, parce qu’une peinture, c’est long à faire, quelquefois ça a pris des années au peintre, quelquefois c’est un peu plus rapide (à l’époque des peintres gestuels), mais il y a quand même un effort, lent, continu, progressif, quelquefois interminable. Bonnard retournait dans les musées corriger ses toiles. Pour celui qui regarde la peinture, il y a une perception de ce temps-là. Pas pour celui qui regarde une photo qui est faite en une fraction de seconde.


Dans votre livre Conversations avec le temps, se trouve en accompagnement de certaines photos, un texte qui est un récit de cette « montée des circonstances »


C’est un descriptif le plus précis possible, le plus proche de la réalité, qui n’est pas sans tension et qui s’arrête au moment du « déclic ». La photographie est cette rencontre d’un temps qui passe sans s’arrêter et d’un temps qui ne passe pas, qui ne ressemble à rien parce qu’il ne nous appartient ni de le matérialiser, ni de le commenter.


Les photos que je fais sont des photos en vision directe, ce sont des états, des formes que je rencontre quand je circule, quand je suis dans la rue, en voyage, des choses qui sont devant moi, il n’y a pas de mise en scène, ce ne sont pas des photos faites en studio, des photos préméditées, ce sont des images un peu particulières, qui excluent toute sorte d’autres commentaires.


Et là, il faut bien quand même parler d’inconscient ! J’ai le sentiment que plus le temps de pose est court, plus l’image qui surgit est faite d’imprévu, plus j’ai la conscience d’une ruée de l’inconscient assez épouvantable. Je ne dis pas qu’il ne peut pas y avoir d’inconscient dans une photo faite en studio, ou avec une demi-heure de pose, mais j’ai l’impression que l’inconscient est un peu aux aguets pendant que moi aussi je suis aux aguets attendant dans la montée des circonstances qu’il se passe quelque chose, qu’une image surgisse, et quand l’occasion se présente, au centième de seconde : wang ! tout rentre en même temps !…


Le photographe n’aura retenu qu’une seconde de tout ce qui se sera passé sous ses yeux. Rien de comparable n’existe dans un autre domaine de la création. Cela provoque la peur – une vie de créateur ramassée en une seconde – et en même temps ne suscite aucun sentiment de frustration. Photographier, c’est traquer, obstinément.


La création est cette recherche obstinée : atteindre une seule fois ce dont on s’approche sans arrêt : la beauté. Juste avant la prise photographique c’est le temps qui règne, et juste après, c’est la beauté.


Il y a une autre attente entre le déclic et la photo choisie.


Cela, c’est un autre aspect du temps qui est le temps de la déception. Je fais les photos, quand le rouleau est fini je le porte à développer. Puis je regarde les contacts et la photo que je croyais géniale est sans le moindre intérêt. C’est horrible. Et quand je cherche une photo à faire développer dans mes planches de contacts, je remue, je remue, parce que ce n’est pas classé, je me trimbale des quantités de planches bourrées de photos merdiques, des souvenirs atroces de trucs ratés, chaque fois je brasse tout cela pour tomber sur le malheureux négatif que je cherchais. Je brasse des années entières de ratages irrattrapables. Une photo ratée ne peut ni se corriger, ni s’améliorer. Remuer les négatifs, c’est remuer le temps, remuer la mort. C’est le contraire de la littérature. Quand j’écris, je ne garde pas les ratages. Je ne garde que ce qui a été publié. Je n’ai aucun brouillon. Rien. Il n’y a que les livres. Aucun inédit. Au contraire avec les photos il faut se coltiner toute cette masse de ratages. C’est consternant.


Pourquoi tous les garder ?


Je perds énormément dans mes photos. Il faut que je fasse cent photos pour une présentant un intérêt. Il faut cependant tout garder parce que sur une planche, il y a un tirage qui est intéressant, chaque planche sert de repère, il y a les dates dessus. Elles sont des preuves du temps. Si une photo n’est pas datée, je ne suis pas sûr de l’avoir prise, elle n’est pas vraie et je ne la publie pas.


Détruire les négatifs, ce serait s’amputer de ses propres ratages. Ils font partie du marquage du temps. Ce serait s’amputer aussi d’une très grande partie du temps qui s’est déroulé dans cette activité. J’aurais l’impression de détruire des pans entiers de ma propre vie.


Vos photos sont toujours légendées par une date et un lieu et il y a quelques photos qui sont des retours, des années plus tard, au même endroit, même sujet, même position. À quoi cela correspond-il ?


Je ne l’ai pas fait beaucoup. Peut-être un essai de confondre l’instantané et le perpétuel… Ça a commencé par une photo prise en 1971, cette photo souvenir de Françoise assise sur un mur, dans un village en Lozère, Pont-de-Montvert, c’était le premier voyage que l’on faisait ensemble en France. En 1984, on repasse au même endroit, on était sur cette terrasse au-dessus du cimetière et juste pour s’amuser on refait la photo… Cette première, qui n’avait pas d’autre intérêt qu’un souvenir sentimental… En 1995, je lui dis on va repasser par Pont-de-Montvert, et on refera la même photo. J’emmène les deux précédentes pour faire autant que possible le même cadrage et la même position pour Françoise, au même endroit du petit mur. À ce moment-là j’avais donc trois photos et je les ai exposées en Allemagne. Pendant le vernissage, le conservateur du musée propose d’organiser un débat… Les gens s’installent, j’étais au milieu de l’exposition, et quelqu’un me pose une question à propos du temps, je me retourne et lui dis : « Regardez ces trois photos, je photographie la femme dont je suis amoureux depuis tant d’années et évidemment elle a vieilli entre les trois photos, c’est le temps qui passe, voilà le sujet de la photo. » À ce moment-là seulement j’ai pris conscience qu’il y avait quelque chose de très particulier entre ces trois photos, elles contenaient autre chose qui était bien plus visible : c’était le cimetière qui avait changé !…


On pouvait s’attendre à ce que ce soit immuable un cimetière


Oui, et pourtant c’était très visible. Sur la troisième photo il y avait une maison qui n’était pas dans les autres, avec un grand mur blanc, des fenêtres, de vieilles tombes avaient été virées et de nouvelles tombes étaient apparues avec de belles stèles… Et tout d’un coup j’ai pris conscience de cela… Et vous savez, des photographes qui ont photographié la même femme pendant autant d’années, il n’y en a pas ! Aucun n’a tenu aussi longtemps… Nous y sommes retournés en 2005… Mais je crois qu’on n’en fera pas d’autre. C’était un jeu, mais un jeu un peu dangereux quand même… La superstition, chez les photographes, comme chez les autres, ça existe : on ne joue pas avec la mort. Il y a longtemps j’avais publié un autoportrait, on me voit de dos en train de marcher vers un mur d’église, tagué d’un squelette. Mes copains photographes m’ont dit : « Là, tu as tort. » Ce qu’ils ne supportent pas c’est que c’est moi qui vais vers la mort. Le photographe se photographiant allant vers la mort…


La photo serait une marque de nous comme être mortels ?

J’ai pensé longtemps que quand on photographiait un être aimé c’était pour immortaliser sa beauté, la passion, ce lien, mais je n’en suis plus si sûr. Ça marche un peu bien entendu mais au moment où on fait la photo on la propulse en arrière, elle part dans le passé à toute vitesse, et puis j’ai changé d’avis au cours des années parce que je suis un dévoreur mélancolique, nostalgique, amoureux du cinéma. Et chaque fois que je regarde un film de la grande époque hollywoodienne (les années 1940-1950), je dis à Françoise, tu vois ils sont tous morts, et là ils sont éternels. Le temps passe, et à un moment le temps s’est arrêté de passer, alors c’est définitivement immortalisé. Le cinéma est animé, les gens bougent, ils sont vivants, sur une photo ils sont morts, jeunes, beaux, bien photographiés, mais ils sont arrêtés, au cinéma ils se déplacent, ils parlent, c’est prodigieux. Au cinéma ils sont horriblement beaux et il leur arrive des histoires magnifiques. Le seul art qui rend immortel, c’est le cinéma.


Avec la photo, on montre, on fixe et on perd le temps. J’ai abandonné l’autoportrait que je pratiquais au retardateur pour me laisser le temps d’entrer dans la photo. Ce n’est plus la peine, je m’efface devant le temps, il est bien plus fort que nous.

 

 



07/08/2016
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